Je t'aime, oh oui je t'aime
Le jeune clown s’avance, épaules remontées, mains dans le dos, regard doux. Il se pose et semble prêt à repartir au moindre signe.
Nous le regardons, nos nez rouges pendant à notre cou ou à la main, assis n’importe comment sur des bancs et des chaises. Une voix accueillante s’élève :
- Mais c'est monsieur G... * !
- Oui... (il est content qu’on veuille bien de lui. Il va rester finalement.)
- Qu’est-ce que vous allez faire ?
- Chanter une chanson.
- Eh bien, allons-y.
Il me regarde dans les yeux pour dire calmement :
- Je t’aime, oh oui je t'aime, moi non plus.
Silence. Moment de déstabilisation : ah, il va chanter – enfin, réciter – ça.
- Je suis la vague...
Pause. Il a chaud. Il sort un mouchoir de sa poche, se tamponne le visage avec un petit sourire d’excuse, range son mouchoir, reprend.
- …entre tes reins…
Il a l’air de plus en plus timide. Nous rions, gênés, parce qu’il est en train de nous parler de ça, en nous regardant droit dans les yeux, il nous dit tout ça.
- …et moi, l’île nue…
Pause. Tout le monde a chaud. Il sort un ventilateur de poche et se rafraîchit, complice.
- …Je t’aime…
Il s’arrête. Il bougonne.
- Et après, c’est tout pareil.
- Ah bon ? reprend la voix accueillante. Qu’est-ce qui se passe après, c’est toujours la même chose ?
- Ben après la dame elle jouit…
Le mot, prononcé distinctement, résonne. Le frottement du –j, le –i aigu.
- … et pas le monsieur.
Il me semblait que le monsieur, il jouissait quand même, à la fin.
Qu’importe. Nous sommes tous troublés.
D’abord il y eut la surprise, puis la gêne, écho de la gêne d’un faux timide, et enfin le trouble.
Et dans ce trouble, je ne vous dirai pas ce qu'il y a, ça me donne envie de rougir.
Merci à lui, ce petit clown, qui en quelques minutes a su rendre à une chanson archiconnue toute sa force, toute sa charge érotique.
Quelques semaines plus tard, j’ai ré-entendu la chanson, en Angleterre. Il faisait gris, j’étais dans un charity-shop (boutique où les profits sont reversés à une œuvre de charité) terne, en compagnie d’une femme aux cheveux gris et ras, à lunettes, qui n’avait pas l’air de faire l’île nue bien souvent, et d’une femme voilée.
Mon cœur battit plus fort. Mais il était bien le seul.
*L’anonymat des clowns a été préservé.